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Rétrospective de l'oeuvre de Claude Monet au Grand Palais jusqu'au 24 janvier 2011

« L’œil artiste, l’œil raffiné, aime, comprend, distingue les insaisissables modulations d’un même ton, les accords mystérieux des nuances, invisibles pour tout le monde. » Guy de Maupassant, Mont Oriol (1887).


 C’est l’histoire d’un homme qui a pieusement décomposé la couleur sur sa palette. La plus grande rétrospective jamais réalisée sur l’œuvre de Monet se dévoile au public à Paris jusqu’au 24 janvier. Avec les honneurs de la cimaise de la galerie nationale du Grand Palais, près de deux cents toiles empruntées temporairement à des collections particulières ou à de prestigieux musées internationaux (musée des Beaux-arts du Canada, Ottawa ; National Gallery of Australia, Camberra ; Mead Art Museum, Amherst ; musée de l’Ermitage, Saint Petersburg ; The Metropolitan Museum of Art, New York ; Fine Arts Museums of San Fransisco ; Tate, Londres ; Kunshaus, Zurich ; National Galleries of Scotland, Edimbourg ;  etc.) offrent une occasion unique d’admirer l’œuvre d’un peintre qui marqua à jamais l’histoire de l’art. Depuis les premiers soubresauts du conflit franco-prussien en 1870, la manufacture monétienne s’exporte mondialement depuis plus d’un siècle maintenant ; qu’a-t- elle donc de si extraordinaire cette peinture ?

Ce qui frappe d’emblée en entrant dans l’exposition, c’est l’incroyable munificence lumineuse des tableaux, d’une richesse pigmentaire rarement atteinte chez les peintres. Un physicien pourrait aisément reconstituer le spectre chromatique à travers l’œuvre de Monet tant le maître a célébré les mille variations de la teinte, de la saturation et de la luminosité du coloris. Du bleu canard au bleu électrique en passant par le turquoise, les innombrables nuances viennent enivrer notre rétine. Rares étaient les visiteurs au regard atone devant une œuvre. La foule se presse, les gambettes accourent, les visages s’illuminent, et les  critiques fusent : « Tu as vu les bleus dans cette toile ?… » ; « Oh et celle là ? …» ; « Magnifique… ».  La peinture de Monet serait facilement comparable à de la nourriture visuelle, où l’esprit jamais rassasié chercherait sans cesse à capter de nouvelles gourmandises, dévorant des toiles plus bariolées les une que les autres, toujours plus glouton des harmonies colorées du peintre.  De la côte rocailleuse normande aux terrasses fleuries de Sainte Adresse, des locomotives fumantes jaillissant des gares d’un dix-neuvième siècle résolument industriel, aux décors idylliques d’Antibes et de Bordighera, de l’étude obstinée des meules et des peupliers, Monet ne manquera pas d’éclectisme à votre photo-repas, tantôt flamboyant tel «  la vallée de la Creuse, soleil couchant »,1889, tantôt grisonnant avec les « glaçons sur la Seine à Bougival », 1867, parfois même apaisant avec les célèbres « nymphéas » du pressoir de Giverny, mais toujours lumineusement plaisant. Si quelque fois vous veniez à frôler l’indigestion oculaire, vous pourrez toujours vous reposer le cristallin devant la vue apaisante en trois toiles du « bras de Seine près de Giverny », où l’on observe, sous un épais manteau de brouillard qui, lentement s’évanouit, les eaux calmes du fleuve reflétant à sa surface la nature foisonnante des berges voisines, sublime.
Oscar Claude Monet, sa vie c’est l’étude de la couleur, sa décomposition et sa recomposition, explorant en profondeur l’espace photosensible humain, charmant l’âme par le chatoiement des teintes. Sa quête l’acculera à un fanatisme exalté lorsqu’en martyr aveugle, il peint ses dernières toiles, la série des « saules pleureurs »; Monet est alors atteint d’une double cataracte. Salicacées aux nuances chaudes, vives et saturées, laissant retomber ses lianes, rouges, dans une eau pourpre mélancolique ; fameux bassin du grand jardin de Giverny aujourd’hui devenu musée pour les Monétophiles. 
Ses jardins, une de ses préoccupations majeures. Monet aurait dit un jour qu’il devait sa passion picturale à son amour des fleurs. Le fait est que dans son travail comme dans ses loisirs, l’homme ne pouvait se passer des couleurs, véritable pierre angulaire de sa vie. Le pinceau de Monet nous révèle ainsi une nature plantureuse, élucidée de mille tons, laissant le spectateur qui à l’expérience du jardin en proie au fantasque des harmonies colorées et offrant au néophyte une formidable leçon de jardinage. En 1870, Monet épouse la femme qui lui a servi de modèle, Camille ; elle lui donnera deux enfants : Jean et Ernest. Dès 1871, la petite famille aura comme beaucoup de foyers bourgeois parisiens du dix neuvième siècle, une maison de campagne où il cultivera avec tendresse ses petits jardins; d’abord à Argenteuil où il passera week-ends et vacances, bourgade à la périphérie de Paris devenu prestigieuse depuis la création du cercle de la voile en 1868 ; puis, après la mort prématurée de Camille, il s’installera à Vétheuil  avec sa seconde future femme, Alice ; qui avait alors six enfants. Poissy et enfin Giverny, accueillit plus tard la progéniture du maître. De villa en villa, il développera ses talents d’horticulteur. Au début, prétexte dans ses compositions, le jardin fut pour lui l’occasion de peindre sa famille. Véritable sujet à part entière ensuite, Monet travaillait son motif à la truelle des mois à l’avance, l’occasion pour lui de rentrer en communion avec la nature avant d’immortaliser sur toile ses créations vivantes.
Plusieurs salles de l’exposition du Grand Palais exhibent les compositions végétales de l’artiste ; voyez par exemple « le jardin aux iris » (1899-1900). Dans la mythologie grecque Iris est la messagère de Zeus au voile arc en ciel se déployant au firmament. Hasard ou miracle ? Dans la peinture de Monet, l’iridacée joue le rôle d’écharpe d’Iris contant toute les aventures du mauve. Les gammes vertes de la végétation environnante côtoient les tons violacés des fleurs: violet de parme, violet améthyste ou encore bleu ardoise des tiges du premier plan et l’on peut apercevoir plus au fond des épicéas à l’écorce rougeâtre. Etonnant patchwork, pour un simple parterre de fleur… On est en droit de se demander comment faisait Monet pour ne pas se laisser étourdir devant tant de nuances, sauf si, comme nombre de ses amis impressionnistes, on a une connaissance de première main des théories Cheuvreliennes sur la couleur. Directeur du laboratoire des teintures de la manufacture des gobelins, et contemporain de Monet, Chevreul dans son ouvrage intitulé De la loi du contraste simultané des couleurs et de l'assortiment des objets colorés, a énormément fait progresser les techniques de teinture, ce qui donna lieu par exemple à l’arrivé sur le marché de nouvelles couleurs dites « synthétiques », comme le mauve en 1856. Mais l’académicien ne s’arrête pas là, par déductions synthétiques, il développe une nouvelle grammaire des couleurs, s’adressant aux ébénistes, teinturiers et peintres. En outre, il fait référence dans son ouvrage, à une notion particulièrement déroutante pour un scientifique : des principes harmoniques… A partir de cinq circonstances où un « plaisir » est éprouvé à la vue de couleurs, Chevreul, déduit six harmoniques : harmonie de gamme, harmonie de nuances, harmonie d’une lumière colorée dominante, harmonie de contraste de gamme, harmonie de contrastes de nuances et harmonie de contrastes de couleur. La causalité scientifique, romantique et mystique à travers l’étude de la couleur est historiquement ambiguë. A l’exemple de Newton qui, judicieusement, divisa son cercle chromatique en sept pour rejoindre la cohérence divine. Mieux, ce n’est pas lui qui a identifié les sept couleurs, comme il l’avoue dans une lettre à la Royal Society en 1675 : « whilst an assistant, whose Eyes for distinguishing Colours were more critical that mine, […] noted the Confines of the Colours »*. Le fait est que l'œil humain est relativement insensible à certaines longueurs d’onde lumineuse, notamment l’indigo, même pour Newton.
Les néo-impressionnistes justifieront par la suite à outrance dans leur peinture l’utilisation des propriétés organoleptiques du coloris découvertes par Chevreul avec comme crédo: pas de voir, sans sa-voir. Monet, n’a jamais de sa vie clamé avoir tiré profit de ces reliquats scientifiques, il s’en défendait même, alors que l’on sait de source sûre que ses amis peintres contemporains avaient une connaissance parfaite des textes de Chevreul ; comme Pissarro par exemple, qui déjeunait régulièrement avec le scientifique… C’est en partie pour cela que les ombres chez les impressionnistes prennent des tons colorés, souvent bleutées. Certains critiques de l’époque avancèrent que les peintres impressionnistes étaient tous atteints d’une maladie oculaire peu connue, l’indigomanie, ou alors étaient dotés de dons visuels spectaculaires selon la sympathie du pisse-copie pour la nouvelle école. Pour notre homme, ni les brocards mystiques, ni les paradigmes scientifiques, allaient entacher cet autodidacte. Il aimait ne rien devoir à personne, et comme il a certainement pris beaucoup de plaisir à le dire en 1900 lors d’une interview: « j’étais un indiscipliné de naissance. […] On n’a jamais pu me plier, même dans ma petite enfance, à une règle. C’est chez moi que j’ai appris le peu de chose que je sais ». Ce caractère préférait se fier à lui-même, et cultiver autour de lui un certain mystère qu’il savait entretenir…
Dans les années 1870, l’Académie hésitait fortement à accepter une nouvelle manière de peindre, encore frileuse à la suite des évènements récents de la commune. Fondateur de la « Société anonyme des artistes-peintres, sculpteurs », le 27 décembre 1873, il exposait librement avec ses amis quatre mois plus tard chez  le photographe Nadar, alors première authentique exposition impressionniste de l’histoire ; le tableau intitulé "Impression, soleil levant" (1872-73) de Monet allait donner son nom au mouvement. Par ses initiatives courageuses et son caractère, il s’inscrivit dans l’histoire comme le chef de file des impressionnistes. Un sien ami, Cézanne,  parlait de Monet un jour lors d’une interview : « c’est un grand seigneur qui paie les meules qui lui plaisent. Un coin de champ lui va, il l’achète. Avec un grand larbin et des chiens qui montent la garde pour qu’on ne vienne pas l’embêter ». Monet avait du tempérament, en refusant la peinture académique, « la grande peinture » d’histoire, religieuse ou mythologique qui l’ennuyait terriblement et en explorant une nouvelle approche du coloris par l’intuition, le génie, sans le savoir, jetait les bases de l’abstraction ; et la peinture prophétique de Kandinsky, grand admirateur de Monet, allait continuer dans la voie ouverte. Ainsi s’adressait Monet dans les années 1900 à une étudiante américaine: « tachez d’oublier quels objets vous avez devant vous, un arbre, une maison, un champ ou tout autre chose. Pensez simplement : voici un petit carré bleu, là une tâche oblongue de couleur rose, ici une raie de jaune, et peignez les tels que vous les voyez, exactement de la même couleur et de la même forme, jusqu’à ce que vous en retiriez la même impression naïve que vous a procuré la scène que vous avez devant vous. »
Mais l’aspect de sa personnalité la plus pertinente et intéressante pour un peintre, c’est l’acharnement au travail que Monet déployait dans sa furie créatrice. Acharnement doublement nécessaire car le résultat final devait être impeccable; dans le sens où Monet vivait dans un siècle où les louanges actuelles faîte à l’avant-garde artistique n’étaient pas en vogue à cette époque, bien au contraire. Sa personnalité allait lui fournir cette audace : éternel insatisfait, « cette satanée peinture, me torture et je ne puis rien y faire, je ne fais que gratter et crever mes toiles » écrit-il à son marchand en 1905. En 1908, il brûle trente de ses créations dont il n’était pas content. L’hiver 1867, sous un vent glacial, il attrapa des engelures aux doigts en peignant intensément, en extérieur, des paysages de Seine gelé. Le résultat de son calvaire en devient élégant, tant l’impression de froid est saisissante. « Glaçons sur la Seine à Bougival », utilise la multitude des nuances de gris, induisant dans une chair réchauffée par un trépignement insensé, une sensation cimmérienne immédiate au spectateur figé un instant de trop devant la toile. L’immobilité régnante au sein de cette peinture hivernale finira peut être de convaincre certains de se laisser aller à l’expérience…
Dans un tout autre état, on retrouve l’eau à travers les séries réalisées à Londres. Monet s’y rendra régulièrement après 1870, où il fit la connaissance de Big Smoke en fuyant avec Camille et Jean la guerre franco-prussienne. Il avait été alors particulièrement admiratif du "fog", « un brouillard superbe » comme il l’écrit à Alice le 24 février 1900, qui est en réalité, un mélange d’eau et de pollution des usines de la capitale alimentées en charbon. Il fut pris d’une incroyable envie: « essayer d’y peindre quelques effets de brouillard sur la Tamise » ainsi qu'il l'écrit à Duret le 25 octobre 1887. Un désir compulsif chez l’artiste que d’immobiliser sur la toile, un effet de l’atmosphère, une impression, une sensation visuelle. Comme avec son jardin, ses meules, ses cathédrales, ses peupliers, Monet a l’obsession du sujet ; à Londres il porte son dévolu sur les ponts de Charing Cross et de Waterloo, qu’il observe depuis sa chambre de l’hôtel Savoy. Ou encore le Parlement qu’il aperçoit depuis sa salle d’exposition à l’hôpital Saint Thomas. Le "fog", léger et insaisissable aussi bien dans le toucher que dans l’instantanéité, allant et venant au grè de la brise, ce brouillard là fut source de soucis pour Monet ; malgré tout imperturbable dans son travail qu’il terminera en atelier à Giverny où une centaine de toiles inachevées fut rapatriée chez lui. Une fois dans une lettre, l’artiste avoua avoir eut un jour 44 toiles qui lui tournaient dans les mains pour restituer l’exacte impression que lui procurait la vue de son hôtel. En tout, seulement 37 toiles sont destinées à la vente et sont exposées chez Durand-Ruel en 1904, sous le titre « vues de la Tamise à Londres » ; le fleuve par son élément que Monet admire particulièrement fut le lien entre les trois sous séries des motifs Londoniens. Même ses cathédrales semblent être traitées comme des reflets, un monument de la peinture à découvrir en cinq ajustements d’effet atmosphérique. 
Cette même eau, que l’on retrouve en mille reflets, omniprésente, et exquise dans la série des Venise, la « ville nénuphar » selon Monet qui terminera une fois de plus en atelier à Giverny ; une mélodie miroitante des plus beaux effets du peintre. Une salle entière est consacrée à cette série dont parle ainsi Mirbeau l’introduction de sa critique dans la préface du catalogue de l’exposition chez Bernheim en 1911: « Devant ces toiles où tant de certitude et de jeunesse se mêlent, je me souviens d’une parole de Monet : « Venise…non…je n’irai pas à Venise… ». Claude Monet avait raison. Venise n’est pas une ville. Vivante ou morte, une ville nous émeut par les maisons, les hommes et l’atmosphère. Or, à Venise, tous les poètes savent bien qu’il n’y a pas de maisons, mais des palais. Il n’y a pas d’atmosphère, puisqu’un voile rose est posé sur Venise, comme une écharpe autour d’une danseuse. Il y a un rose Venise, comme il y a un vert Véronèse. Venise a chaviré sous le poids des imbéciles. Les littérateurs l’ont peinte et les peintres l’ont décrite. […] On comprend que Claude Monet n’ait pas voulu aller à Venise, cette ville qui n’était plus une ville, mais un décor ou un motif. Claude Monet n’osait pas. Il se sentait assez fort pour peindre les campagnes et les villes. Mais peindre Venise, c’était se mesurer à toute la bêtise humaine, qui collabora à l’image que nous avons de Venise. Il attendit l’heure où la certitude et la maîtrise aboutissent à de nouveaux pressentiments… ». Et la conclusion à un journaliste présent au vernissage : « …les grands collectionneurs, les directeurs des musées d’Europe et tous les amoureux d’art étaient là. L’opinion fut unanime dans son enthousiasme ; et, en effet, les hautes qualités qui rendirent illustres les précédentes séries de Claude Monet apparaissent exaltées et magnifiées dans cette série nouvelle qui fait surgir une Venise magique et réelle, une Venise définitive ». L’ovation journalistique sur les expositions de Monet à partir des années 1900, était désormais toute acquise à l’artiste, qui avait décidément tout connu en matière de critique.


Pour Roger de Piles, le but de la peinture serait de séduire nos yeux ; à travers Monet que j’ai pu découvrir en grande pompe lors de cette exposition, il a séduit non seulement mes yeux mais m’a aussi donné l’envie d’écrire cet article; je dédie ce texte à tout les amoureux d’art.


Pierre Carrière




*« Tandis que je tenais ce papier, une personne dont la vue était pénétrante et qui pouvait mieux que moi discerner les couleurs […] marquait les confins des couleurs ».