Quartier Montparnasse, Paris à la tombée de la nuit, le 20 décembre 1927. L'atmosphère féérique de la ville mêlée au romantisme du quartier grise les Montparnos qui ne songent qu'aux plaisirs. Au carrefour de la rue Vavin et du Boulevard Montparnasse, on s'agglutine sur la chaussée pour l'inauguration de la Coupole. Le lieu dit, au numéro 102, appartient au propriétaire du Dôme, un restaurant quelques numéros plus haut, où Charlie Chaplin connut ses premières heures de gloire. Le tout Paris est présent: célébrités, politiques, intellectuels et artistes viennent grossir la foule des deux mille cinq-cents invités triés sur le volet.
Un artiste hollandais récemment installé dans le quartier, Mondrian, fait parti de ces privilégiés. Comme ses tableaux plaisent aux gérants du Dôme, il est alors invité et, chic homme, invite ses colocataires de la rue du Départ. Une petite dizaine d'artistes étrangers compose le groupe: amis, voisins des voisins et amis des voisins, plus ou moins intime de Mondrian. Son proche de pallier, Rivera, un mexicain, a convié un compatriote: Beaugard, un dandy qu'il se plaisait à peindre. Ces deux là animent la troupe de discussions idéologiques engagées, tous les deux partisans d'une culture nationale mexicaine, intégrant les traditions pré-hispaniques, l'héritage colonial et la culture populaire. Mais Mondrian a trop l'esprit ailleurs ce soir pour alimenter ces discussions mondaines. Il espère secrètement séduire la belle Paulette, un modèle. Il l'avait aperçue au coin de la rue Delambre accompagnant fidèlement comme toujours son maître Wanglard. Elle avait mis sa robe à corsage ample rouge qui lui arrivait aux genoux et mettait si bien en valeur ses formes naturelles. L'heureux propriétaire de la désirable était un américain que notre artiste n'aimait pas trop. Le vieux rapin quinquagénaire honorait certainement son modèle, hélas, qu'avec son pinceau, et Mondrian espérait bien un jour remédier au gâchis. Au Dôme tout le monde s'émoustille des modèles des peintres. Malheureusement, notre artiste n’a jamais intégré de nu dans sa peinture. Non, lui préfère se consacrer à l'abstraction et la théorie. Aussi, le marché aux modèles de la rue de la Grande Chaumière, composé des plus beaux spécimens des deux sexes, lui échappe chaque lundi. Il compte bien remédier à sa frustration en se dégotant dans la soirée une jolie compagne qui peut rendre tout à coup un artiste envieux des riches messieurs et affables les marchand d'art.
La clique baptisa le nouveau complexe à deux étages aux environs de vingt heures. L'alcool coulât à flot, quelques beaux modèles firent la démonstration des dernières danses à la mode, et notre artiste fut persuadé que Paulette lui avait souri lorsqu'il s'était rendu au bar américain remplir sa coupe. Cocteau et toute la crème intellectuelles de l'époque débattirent sur la mode à la garçonne et les nouveaux porte-jarretelles de chez Poiret. On dansa le jazz et le charleston de Joséphine Baker jusqu'à l'aube. Mille cinq-cents bouteilles de champagne furent rincées, la cave à vins et aux liqueurs pillée. Lorsque qu'au petit matin les ultimes notes endiablées firent guincher une dernière fois les danseurs les plus téméraires, Mondrian s'en retourna chez lui seul et sans Paulette...
C'est autour de cette époque glorieuse que l'exposition du musée Georges Pompidou axe son thème principal: les créations de Mondrian du temps où l'artiste était venu goûter aux charmes de Paris. La rétrospective reste tiède, quand on connait l'exubérance de ces temps là, ne rendant absolument pas l'atmosphère folle de ces années; à moins que le paradoxe soit volontaire mais dans ce cas il reste inexpliqué.
Les quelques tableaux et documents intéressants: des lectures et des publications artistico-religieuses de Mondrian et ses créations des années vingt nommées « rythmes ». On y apprend qu'une des sources d'inspiration du courant artistique spiritualiste De Stijl est la théosophie; un courant de pensée qui a pour but l'approche du divin par l'extase. Une technique à laquelle le groupe devait s'adonner pleinement. Leurs idées trouvaient rarement preneurs, restant ainsi le plus souvent à l'état de projet. Parfois même rendu explicitement inexploitable, tant par le langage incompréhensible adopté que par une concrétisation éventuelle physiquement impossible: le dessin « construction des couleurs dans la quatrième dimension de l'espace-temps » en témoigne. A partir des années vingt, l'œuvre de Mondrian acquiert un rythme. Un tempo, inspiré de la musique jazz diront certains. La simplicité des couleurs et des formes s'impose, assemblant les éléments harmonieusement et de manière abstraite; peut-être organisés selon des calculs ésotériques... Mondrian transcrivit ses idées dès 1917 à travers sa revue De Stijl. On découvre avec amusement qu'il œuvrait pour un art total, et collectif... Ses écrits dépassant largement le cadre artistique, il nous soutire parfois une allure de prophète. Utopiste comme son temps, il professa, entre autre, l'architecture. L'espace de création devient un « équivalent de la Nature », et l'avènement de l'« homme nouveau » voit ainsi le jour dans une architecture froide et anguleuse, annonçant de manière stupéfiante les futures cités HLM des années soixante. Le néo-plasticisme était né.
Pierre CARRIERE